Le prisonnier du sens

Chapitre 1

« Revoir le monde d’une autre manière » La phrase qui saluerait avec délice la jeune Hélène. Romancière de renom, pas encore. Romancière de talent, c’est certain !! Elle écrit, écrit… Jamais elle ne s’arrête… Jour et nuit… Elle écrit…

 
            Il est 3h00 du matin quand Hélène interrompt l’écriture de son prochain – et tant espéré – roman à succès. Une très grande maison d’édition l’avait contactée six mois auparavant : « un best-seller garanti » disaient-ils. Depuis ce jour, depuis ce coup de téléphone, Hélène ne cesse de gribouiller de petits bonshommes au bas de ses pages. Elle mélange les phrases de mots, joue avec les mots en syllabes, sépare les syllabes de sens de leur sens premier… La musique des mots emporte  les lettres en promenade. Explosent et dansent, les phrases communes sans point commun !! Elle retranscrit ensuite tout sur l’ordinateur… sacré boulot de taper ces centaines de pages sur cette fichue machine !! Cela fait mal aux yeux. Les pauvres yeux qui dégoulinent sous les lunettes rondes.

            Quelques fois, elle stoppe ses doigts fins volant par delà le clavier. Elle se lève pour reposer ses phalanges fatiguées, essuie ses gros yeux bouffis, se dirige vers le miroir de son studio. Son studio est petit, tout petit, et il est si difficile de s’en occuper pour une femme désintéressée et désordonnée comme Hélène. Pizza pleine de fromage sur le comptoir. Vêtements dans tous les coins. Amoncellement de choses diverses sur la moquette. La petite porte ouverte menant à la salle de bain laisse entrevoir une baignoire assez lamentable et un tapis rapiécé. Le seul endroit encore potable est l’étagère pleine à craquer de livres sur le mur du clic-clac. C’est là qu’elle dort. Entre feuilles de papiers. Elle dort quand elle n’écrit pas. Elle écrit quand elle ne dort pas.

Elle contemple avec dépit son visage grisâtre se reflétant dans le miroir fissuré disposé au dessus de sa commode : des yeux d’un brun terne, une queue de cheval sur le côté de sa tête et un pull vert pomme qui ne va pas du tout avec le bandeau rose fluo qui tient ses cheveux en place. Pourtant cela pourrait être une femme séduisante. Du haut de ses 27 ans, cette jeune écrivaine prend plus soin de ses livres que d’elle-même. Avec une petite coupe, des vêtements neufs et des lunettes un peu moins craigniosses, elle pourrait ressembler à quelque chose, mais non, elle n’en fait qu’à sa tête et ne cesse de répéter : « je m’occupe de mon roman », « j’ai pas le temps pour ça ». Au grand désespoir de sa meilleure amie Élodie, une jeune toulousaine de 25 ans qu’Hélène a connue à la fac.

Bref, Hélène n’est pas faite pour les podiums… Tout ce qui intéresse Madame c’est son roman – presque achevé – qui la maintient éveillée du matin au soir. Elle se dirige ensuite d’un pas nonchalant vers son clic-clac qu’elle déplie d’une maladresse dérisoire, se déshabille et enfile un pyjama trop court d’où on aperçoit une bonne partie de ces chevilles maigrichonnes.

Cette nuit là, le sommeil n’est pas au rendez-vous. Elle se retourne, se retourne encore. Quand enfin elle réussit à fermer les yeux, ce n’est pas de tout repos : un tourbillon de couleurs s’abat sur elle. On se croirait dans les années 70 avec toutes ses formes rondes et ses couleurs criardes. Un véritable trou noir l’aspire alors. Une sensation de chatouillis la traverse jusque dans ses orteils. Elle heurte un sol rocailleux et râpeux. Un personnage surgit. Un homme ou une femme, aucune idée… Tout ce qu’Hélène peut voir c’est une forme humaine qui se rapproche, se rapproche encore. Elle voudrait fuir mais deux grosses mains lui saisissent les jambes et la clouent au sol.

« A l’aide !!! » Ne cesse-t-elle de crier. Excédé, le personnage lève le bras droit et d’un geste furtif, rabat sa main sur le côté. L’effet est immédiat : la bouche d’Hélène refuse de s’ouvrir pour un nouveau cri. Prise de panique, elle se tord dans tous les sens, frétille son bassin pour essayer de se dégager. Rien n’y fait. Les mains géantes restent de marbre et de béton, accrochées à ses mollets.

Elles relâchent prise dans une telle hargne, qu’Hélène ne comprend pas tout de suite : elle se trouve à présent dans une cellule. « Je suis sous terre » Pense-t-elle. Elle se relève, fait le tour de sa cage et observe de tout côté. A droite, un mur de pierre. Derrière, un coin d’ombre où elle ne souhaite pas aller, du moins pas tout de suite… En face, une grille et un long couloir. Un couloir effrayant. Il lui rappelle le couloir de la mort qu’elle a vu dans un film ou peut-être était-ce une série. Impossible de réfléchir dans ce lieu oppressant. Un frisson la parcourt. Enfin, à gauche, une autre grille. Elle s’avance doucement, avec une grande précaution : elle ne veut faire aucun bruit. Une forme étrange se dessine dans le coin gauche de la deuxième cellule. Cela ressemble à un tas de feuilles mortes dans les jardins des banlieues en automne.

-          ARROGANCE, GRANADE, DEONTOLOGIE, ... 

-          Excusez moi, chuchote Hélène hésitante.

-          ÉCLIPSE, ANACHORETE, PRYTANE, …

-          Euh, excusez moi !!

-          PAILLETTES, VERDATRE, ÉLECTRISANT, …

-          Eh oh tu m’entends toi là !!!!!!

-          Q-q-que me voulez-v-v-vous ??? répond enfin l’inconnu.

-          Et bien, je ne sais pas ce qu’il m’arrive. Hum, je dormais et puis… Où sommes-nous ??? Qui est cet homme que j’ai vu tout à l’heure ??? Et qu’…

-          CE N’EST PAS UN HOMME !!!!! hurle-t-il d’une voix si forte, que les murs en tremblent. C’est pire, … le Démon !! Le Diable !!!

-          Le-le Diable ??? s’horrifie Hélène. Que veux-tu dire par euh… le Diable ???

-          Le Diable c’est tout, c’est le Diable !!!

-          Silence Radius !!! une voix haut perché s’élève des profondeurs du couloir. Hélène s’étonne d’entendre des sonorités féminines…

-          O-o-oui votre Seigneurie… Pardonnez-moi votre Seigneurie…

-          Tais toi !!! Tu m’agaces !!!

-          …………………

-          Bienvenue Hélène, le ton de sa voix s’est radoucie. Bienvenue dans ma demeure. J’espère qu’elle t’est accueillante ?!

Une femme d’une beauté écoeurante se place devant les barreaux étroits. Rouge des cheveux aux vêtements en passant par le maquillage. Elle porte une tenue moulante et des flammes étincellent dans ses yeux. Des flammes de rancœur effrayante.

-          Et bien, commença Hélène.

-          Ne m’interromps pas !! un cri perçant, insupportable aux oreilles, résonne contre les parois. Tu as été choisie pour me servir non pour parler !! Tout ce que tu as à faire c’est écrire. Je suppose que c’est dans tes cordes ??

-          ………….

-          Réponds quand je te pose une question !!

-          Euh, oui je peux écrire.

Un éclair traverse les yeux du démon déjà flamboyants. Un gémissement de Radius s’élève du silence pesant.

-          Je veux dire, oui… Seigneurie.

La créature sourie de toutes ses dents.

-          Bien. Je vais te donner une liste de mots. Les 2 prochaines nuits, je complèterai cette liste. Si tu ne m’obéis pas, tu resteras prisonnière de mes cachots comme ce minable de Radius. As-tu compris ?

-          Euh, oui… Seigneurie.

-          Excellent. Tu comprends vite, pas comme certain demeuré. N’est-ce pas Radius ?! Un cas désespéré ce Radius. Il a tenté de ne pas dormir. Ah Ah !! Il a tenu 4 jours. J’en ai connu de plus coriaces… A présent, écoute moi bien, voici les 8 premiers mots de la liste. Tu devras les utiliser dans ton livre. Tu écris bien un livre ??

-          Euh, oui… Mais, euh, je… Seigneurie…

-          Pas de MAIS !!! un autre cri désagréable. C’est moi qui donne les ordres ici !! Voici les 8 premiers mots : ARROGANCE, GRENADE, ÉCHEC, PAILLETTES, ANACHORETES, ANTAGONISME, ÉMASCULER,  DÉONTOLOGIE. Maintenant réveille-toi et écris !!

Hélène se réveille en sursaut. Elle se lève. Vite !! Elle court vers un papier, cherche un stylo dans le fouillis de son bureau et écrit les 8 mots de la liste…